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Tout sur l'émission "Jeux sans frontières"

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1998 : Daniela Lumbroso raconte ses Jeux dans un livre

1 fév 2009 • Catégorie(s) : Story : les grandes dates
“Et Marcello n’est pas venu”

« S’il y a une émission qui me rend dingue, c’est bien « Jeux sans frontières »… » Cette réplique de Mastroianni retentit comme « une gifle posthume claquée sur ma joue ». C’est ce que confie Daniela Lumbroso dans son ouvrage Et Marcello n’est pas venu… paru en 1998 aux Éditions Grasset, où elle se penche avec un humour distancié sur son passé cathodique. JSfnet.fr vous en propose un extrait.

 « J’ai quelque chose à te proposer : Jeux sans frontières… »

Après six mois de chômage, je reçus un appel de Marie-France Brière. Mes « débrouilles » à ses dépens nous avaient rapprochées. Nous étions devenues amies.

- J’ai quelque chose à te proposer, m’annonça-t-elle. Tu es assise ? Bon… Je te demande seulement de ne pas me donner ta réponse tout de suite… C’est un truc qui ne te correspond pas du tout, mais il faut que tu réfléchisses, parce qu’on va changer la formule… OK ?
- Vas-y, je t’écoute.
- Jeux sans frontières…
- Pardon ?
- Ne me réponds pas tout de suite, répéta Marie-France. Mais réfléchis bien. Avec Georges Beller…

Réfléchir ? Mine de rien, l’enjeu était considérable. Je n’avais ni la nature ni l’expérience d’une bateleuse, contrairement à mon partenaire. Dans mon entourage. on était plein de condescendance pour les jeux télévisés. Seul mon ami Alexandre Adler, grand manieur de paradoxes, m’encouragea dans cette voie, m’expliquant la naissance de cette émission, répondant au souhait du général de Gaulle de préfigurer une télé européenne. De plus, la période de chômage que je traversais ne me permettait pas de faire la fine bouche. Comme dirait Galabru : « Refuser, mon petit, mais il faut bouffer ! »

C’est ainsi que, délaissant mon statut ambivalent d’animatrice-journaliste, j’accepte de présenter Jeux sans frontières.

Une émission très physique… pour l’animateur.

Je n’avais pas imaginé non plus que cette émission exigerait autant d’endurance physique… pour l’animateur. Nous enregistrons six numéros d’affilée, dans le froid et la neige, de nuit comme de jour, parfois dans des décors aussi accueillants qu’une station de ski fermée. A l’antenne, par -16°C, je me livre même à un effeuillage des dix épaisseurs de laine polaire sous lesquelles je m’abrite. Enfin, le dispositif de l’émission est aussi compliqué que les réglementations européennes. Car il s’agit d’un euro-jeu, coproduit par cinq pays différents. Chaque pays produit deux émissions sur son territoire et reçoit les huit autres gratuitement. Selon la nationalité du pays producteur, on ne voit à l’antenne que les animateurs locaux. Les autres doivent commenter le jeu en cabine. Cette année-là, France 2 innove en dépêchant sur place des caméras pointées sur Georges Beller et moi, de façon à rendre l’émission plus familière et plus cocardière aussi. Nous nous retrouvons donc sur le terrain, dans des pays étrangers, en position de squatters, souvent mal placés, et il faut commenter le jeu en direct tandis que le cadreur français filme notre équipe: la plupart du temps, nous n’apercevons qu’une partie de la piste.

En duo avec Georges Beller.

Reste à régler notre bon fonctionnement à nous, ce qui n’est pas évident. Au début, du moins. Beller accapare la parole, n’hésite jamais à faire un calembour pour garder le crachoir. Du reste, dans la tradition des jeux télévisés, l’animatrice a toujours été reléguée au rôle de faire-valoir. Au mieux d’aide-comptable: « Simone, combien de points pour l’équipe X ? » demandait jadis Guy Lux. « Quinze points, Guy ! » répondait bravement Simone Garnier. Je suis bien décidée à me battre contre cette conception des choses mais je sais aussi qu’à l’antenne rien n’est plus détestable que ces duos d’animateurs qui tournent au duel. Avec quelles armes livrer ce combat ? Sûrement pas ma voix, trop aiguë pour s’imposer… Je me contente donc de contrarier la faconde de Beller par des questions qui le déstabilisent un peu. Dès qu’il me coupe la parole, dès qu’il empiète sur mon texte, je lui pose une colle : « Vous savez, Georges, depuis quand les femmes ont le droit de vote ?« . Il roule alors des yeux, perd un peu de sa contenance. Tout cela en gardant le sourire de circonstance, de son côté comme du mien. (…) Peu à peu et sans psychodrame, nous avions fini par trouver un terrain d’entente.

Nous sommes devenus amis. J’ai découvert que Beller était issu d’une famille d’intellectuels, qu’il était cultivé et réellement très drôle. (…) Notre duo devait d’ailleurs connaître une belle longévité.

Parmi les participants, sa Tunisie natale.

Parmi les pays qui participaient au jeu s’était glissée ma Tunisie natale. Mais elle n’avait que ses muscles à offrir. (…) Avec Beller, nous avons alors décidé qu’il soutiendrait, lui, les concurrents français, tandis que je soutiendrais, moi, les Tunisiens. Et ils en avaient bien besoin ! (…) Lors d’une course en relais, ils avaient pris la tête, et j’exultais à l’idée qu’ils gagnent enfin. Mais brusquement, la dernière relayeuse de l’équipe de Kairouan, bien qu’arrivée première dans l’épreuve finale de natation, ne se décide pas à sortir de l’eau. Or il faut qu’elle touche un but, hors de la piscine, pour gagner vraiment. Le règlement est très clair là-dessus. (…) J’ai beau m’égosiller pour l’inciter à conclure, elle ne bouge pas. Les autres nageuses reviennent à sa hauteur, sortent du bassin et touchent au but, tandis que la petite Tunisienne reste obstinément dans l’eau, gâchant ainsi la seule chance de victoire de son équipe.

A la fin de l’émission, je me précipite vers elle pour savoir ce qui lui est arrivé. Elle me répond désolée: « C’est honteux de se montrer en maillot… » (…) Elle avait renoncé à la victoire au nom de la pudeur. Bien sûr, sa réaction était absurde. Pourquoi participer à une épreuve de natation avec de tels principes ? (…) Le paradoxe est que, de tous les compétiteurs, je ne me souviens que de cette fille. A croire que la télévision a besoin d’une remise en cause de ses fondements pour échapper à sa propre banalité ; pour révéler l’insoupçonné ; pour faire droit à l’émotion. (…) L’émotion vraie qui naît du déchirement entre l’envie d’être là et celle de ne pas y être. Les grands moments de télévision jaillissent toujours de cette tension. La petite nageuse tunisienne avait sûrement une folle envie d’être là ; courir et nager comme une jeune fille moderne ; rayonner de bonheur après la victoire, fière du corps qui lui avait permis de vaincre. Comme Marie-Jo Perec, comme Monica Seles. L’image des triomphes au féminin lui était sûrement familière, justement grâce à la télé ; grâce à la retransmission des Jeux Olympiques, entre autres. Mais au moment de gagner, des siècles d’oppression masculine lui sont retombés dessus pour la paralyser. (…)

Une forme de notoriété propre aux animateurs de télévision.

En animant Jeux sans frontières, j’avais accédé à une forme de notoriété très singulière, propre aux animateurs de télévision. Cette notoriété-là n’est pas la gloire. Elle ne couronne pas une oeuvre. Elle ne consacre pas l’individu mais la fonction qu’il a dans la vie quotidienne des gens. Comme il entre chez eux sans frapper, ils lui rendent la pareille ; et comme il s’adresse à la multitude, il devient aussi transparent que la multitude elle-même. Le public sait pourtant faire la différence entre une actrice et ses emplois à l’écran, par exemple. Dans la rue, on n’interpelle pas Catherine Deneuve comme une call-girl sous prétexte qu’elle fut « Belle de jour ». Les gens dissocient ses rôles de son être. Et j’imagine qu’on respecte sa tranquillité.

Je me mis alors à chercher des parades pour passer inaperçue. D’abord en renonçant aux transports en commun. Mais c’est surtout en inclinant le front vers le sol que j’échappais le mieux aux interpellations. Et j’allais tête basse au supermarché, au pressing, comme expiant je ne sais quelle faute. J’enrageais, je devenais folle quand on me parlait ans la rue. Ce n’est pas tant que le gens me reconnaissaient systématiquement à chaque coin de rue. Mais j’étais dans un état d’esprit qui me donnait le sentiment d’être dévisagé au moindre regard.

Au fond, j’ étais déchirée par le même conflit que la petite nageuse tunisienne, mais à une autre échelle. Elle avait eu peur qu’on la montre du doigt malgré son exploit ; je redoutais d’être reconnue alors que j’avais cherché à être connue.

Jeux sans frontières était aussi diffusé par la télévision tunisienne, et je savais que l’émission jouait un rôle primordial dans la vie de mes trois grands-mères. Elles ne l’auraient manqué à aucun prix… Quand j’étais petite, elles m’appelaient déjà « Terzo canale ». Troisième chaîne ! Parce que j’imitais les animatrices des deux chaînes de la RAI. Mais j’ignorais à quel point j’étais populaire au pays. Il se produisit alors un drôle d’événement. Je passai quelques jours de vacances en Tunisie, lorsqu’un soir, à Sidi Bou Saïd, je me sentis cernée par la foule. Les gens formaient autour de moi des cercles concentriques qui allaient s’élargissant à mesure que la rumeur de ma présence courait les ruelles. C’était une émeute quasi silencieuse, un sorte de marée humaine aux ondulations lentes. Mais, à part prononcer mon nom, ils ne trouvaient rien à me dire. Étaient-ils contents, excité, honorés, déçus, ou juste curieux ? Je pense qu’il y avait un peu de tout ça. Ce que j’éprouvais était tout aussi contradictoire. Une certaine fierté de fille prodigue, mêlée de gêne.

Il fallait donc assumer.

(c) Éditions Grasset.
Sélection de l’extrait : Télé 7 jours (mars 1998)

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